10/10/2016

Le Conseil d'Etat se penche sur le décret fantôme de la DGSE

Le Conseil d’État a examiné le recours présenté par trois associations contre un décret qui aurait autorisé la DGSE à surveiller les communications internationales transitant par les câbles sous-marins de télécommunications. L'obstacle du secret défense et les dénégations du gouvernement laissent toutefois peu de marge aux juges pour mettre au clair les conditions dans lesquelles cette surveillance des communications a été autorisée à partir de 2008.

Un décret réfuté par le gouvernement

Au cours de son audience du 6 octobre dernier, la section du contentieux du Conseil d’État a examiné les conclusions de la rapporteure publique sur la requête présentée par les associations La Quadrature du Net, French Data Network et la Fédération des fournisseurs d'accès à internet associatifs contre le Premier ministre, contestant un décret qui aurait été pris en avril 2008, sans faire l'objet d'une publication au journal officiel. La rapporteure a ouvert son propos en soulignant avec humour que les juges pourraient difficilement statuer, à moins d'être eux-mêmes « autorisés à espionner le gouvernement », tant l'objet jugé se révèle insaisissable.

Conseil d'Etat - cc Marco Garro, Flickr

Le recours déposé par les associations se fonde principalement sur un article de Vincent Jauvert publié dans L'Obs en juillet 2015 et qui décrivait pour la première fois le dispositif de surveillance des télécommunications mis en œuvre par la DGSE sur les câbles sous-marins. Cet article précisait qu'un décret avait été pris par le Premier ministre François Fillon en avril 2008, à la demande du président Nicolas Sarkozy, afin d'autoriser cette surveillance des communications internationales. Ce décret pris en Conseil d’État aurait été couvert par le secret défense et n'aurait pas été publié au journal officiel.

Aux yeux de la rapporteure publique, l'article de L'Obs qui mentionne un décret non-publié « n'est pas rien » et justifie que le recours des associations soit étudié attentivement. Néanmoins, dans son mémoire déposé au Conseil d’État, le ministre de la défense a réfuté qu'un tel décret ait été édicté « antérieurement ou postérieurement » à la loi sur la surveillance des communications internationales votée en novembre 2015, niant ainsi l'existence d'un décret non-publié pris en 2008. La rapporteure publique a estimé que cette dénégation « n'était pas rien non plus » et a invité les juges à accorder leur confiance à la parole du ministre de la défense.

L'existence d'une surveillance des communications internationales par la DGSE à partir de 2008 a été reconnue comme probable, puisque celle-ci a justifié l'article L. 854-1 prévu dans le projet de loi renseignement, invalidé par le Conseil constitutionnel et dont une version modifiée a été réintroduite dans la proposition de loi sur la surveillance des communications internationales.

Comme l'a rappelé la rapporteure, les moyens à disposition du Conseil d’État pour faire la lumière sur l'existence d'un tel décret restent limités. Si un tel décret non-publié a bien été édicté, le Conseil d’État devrait solliciter une autorisation avant de pouvoir le consulter, du fait de sa protection par le secret défense. D'autre part, la jurisprudence est très mince concernant les pouvoirs dont disposerait le Conseil d’État pour vérifier l'existence d'un document officiel dont le gouvernement nierait l'existence. Il semble donc peu probable que le Conseil d’État puisse juger ce recours sur le fond, en apportant une réponse précise sur l'existence d'un décret non-publié autorisant la surveillance des communications internationales par la DGSE et sur sa conformité.

La rapporteure publique a conclu que les associations n'ayant pas produit de preuves suffisantes pour contredire la version du gouvernement, leur requête pourrait être considérée comme irrecevable. La décision du Conseil d’État devrait être rendue au cours du mois d'octobre.

Une autorisation secrète de l'Exécutif pour éviter un débat public

D'après le témoignage d'un ancien responsable de la DGSE recueilli par Zone d'Intérêt, la surveillance des communications internationales transitant par les câbles sous-marins a bien été autorisée dès 2008 par le Premier ministre à la demande du président de la République, sans que cette autorisation ne soit formalisée dans un décret.

 Dès 2007, la DGSE avait entamé à la demande du gouvernement une étude sur l'interception des communications internationales, et en particulier des communications par internet qui transitent via les câbles sous-marins. Un programme technique évalué à 500 millions d'euros fut présenté par le service pour réaliser cette surveillance des télécommunications et reçut l'aval du président Sarkozy.

Lors des réflexions sur le cadre légal qui devait permettre sa mise en œuvre, le gouvernement et la DGSE estimèrent qu'il ne fallait pas présenter une loi devant le Parlement, par crainte qu'un débat public ne ralentisse le lancement du programme. Ce sont notamment des discussions qu'avait eu la DGSE avec la FRA (Försvarets radioanstalt), l'agence suédoise chargée du renseignement d'origine électromagnétique et de la sécurité informatique, qui avaient convaincu ses dirigeants de maintenir un tel projet sous silence. Des responsables de la FRA avaient expliqué en 2006 à leurs homologues français qu'un débat s'éternisait en Suède sur un projet de loi prévoyant que l'agence, qui n'était alors autorisée à intercepter que les communications échangées par la voie hertzienne, reçoive l'autorisation d'intercepter les télécommunications transitant par la voie filaire, y compris par les câbles sous-marins.


Pour permettre à la DGSE de lancer son projet rapidement et en toute discrétion, le mot d'ordre fut donné de ne pas changer la loi et de ne pas rendre public ce programme de surveillance, afin de ne pas « partir pour 5 ans de débats ». Le gouvernement avait notamment considéré qu'au regard de la menace terroriste qu'il jugeait élevée, il n'était pas possible de retarder ce projet. Le gouvernement et la DGSE ont élaboré avec le conseil de juristes une autorisation qui fut signée par le Premier ministre et gardée secrète, sans toutefois prendre la forme d'un décret non-publié.

Sept ans plus tard, c'est la crainte d'une condamnation de la France par la Cour européenne des droits de l'Homme qui a motivé le Gouvernement Valls à intégrer dans le projet de loi relative au renseignement un chapitre prévoyant la légalisation des « mesures de surveillance internationale » mises en œuvre par la DGSE. Il s'agissait alors d'éviter que le coûteux programme d'interception obtenu par le service de renseignement extérieur ne tombe à l'eau.

Présenté en procédure accélérée en mars 2015, le projet de loi Renseignement a été examiné au pas de charge par les parlementaires et voté en l'espace de trois mois. L'article légalisant la surveillance des communications internationales ayant été invalidé en juillet 2015 par le Conseil constitutionnel, une proposition de loi fut présentée dès la rentrée parlementaire par Patricia Adam et Philippe Nauche, députés socialistes respectivement présidente et vice-président de la Commission de la défense nationale.

Élaborée avec les services du ministère de la Défense, dont la DGSE, cette proposition de loi visait à faire adopter le chapitre de la loi renseignement portant sur la surveillance des communications internationales, tout en prenant en compte les observations du Conseil constitutionnel. Examinée en procédure accélérée, la loi relative aux mesures de surveillance des communications internationales a été votée en moins de deux mois et publiée au Journal officiel en novembre 2015. Preuve s'il en est que le débat législatif n'a pas ralenti la légalisation de ces mesures.

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